Les temps de la pierre
Me voici à nouveau sur les terres de Soualem, comme hier encore. Soualem ! Rappelons-le, une belle propriété située là, un bien familial où Mounat a installé son atelier dans une maison particulière. Une belle journée d’amitié, de bonheur et d’émotion, sereine et féconde. J’aurais voulu en parler longuement. Mais un instant d’hésitation, je me suis dit que peut être l’usage voudrait que le catalogue s’interdise digressions et débordements. Et pourtant ! La disposition de cet atelier qui circule de chambre en chambre crée quelque chose de rare et d’inoui : le parcours pourrait faire penser à une sorte de labyrinthe par la répétition du même thème qui se tient au cœur même de ce travail d’authentique création esthétique. Il y a quelque chose là de frappant qui donne l’éveil. L’espace très court de ce parcours s’ouvre soudain sur des espaces infinis et le court temps sur le temps sans mesure. Je n’ai pas choisi. Je n’ai pas une préférence, pour telle ou telle toile de Mounat, comme c’est le cas, quand on fixe son choix parmi les toiles d’un peintre auquel on s’intéresse... Pris, immergé et peut être même égaré, je n’arrive pas à dissocier en toiles distinctes le travail de Mounat. Toutefois, je me dois de le dire, je me suis arrêté devant un triptyque. Le refus de tout dithyrambe, l’inanité de toute tentative d’analyse sont à la mesure du retentissement de ces météorites, ces fragments d’un corps céleste qui traversent l’atmosphère et tombent sur terre, à suivre la définition qu’en donne le dictionnaire Le Petit Robert.
Il nous est arrivé à Mounat et moi au cours de nos conversations, d’évoquer un certain discours de la méthode, fait impérativement de silence, de gestes et de regards non codifiés s’inventant comme une lente méditation dans le jaillissement d’une émotion devant une toile quelle qu’elle soit. Le conseil est bien connu. Il aurait été prodigué par Klee ou un autre peintre célèbre, je ne sais. Il s’agit de prendre une chaise, s’asseoir ou rester debout, peu importe le mode de contemplation. Il s’agit de multiplier les regards, varier les angles de vision, se coucher même aux pieds de la toile, ne s’interdire aucune fantaisie pour forcer le secret de l’œuvre. Ce secret, plus généralement parlant, que nous vivons au plus profond de nous même sans en être conscient comme l’a noté Jacques Derrida. Cela bouge, ça bouge dans tous les sens, il faut la faire bouger, la tourner, la retourner au point d’oublier qu’il s’agit d’une toile. Et cela se continue, mûrit , fermente en son absence, hors donc de sa présence, visible, évidente. Il y a, à cet égard entre le visible et l’invisible la fluidité d’une dialectique sans traces. Et de penser à nouveau à Bram Van Velde, peintre des plus admirables s’il en est quand il dit, dans un entretien avec Charles Juliet, que la peinture c’est un œil, un œil aveuglé qui continue de voir ce qui l’aveugle... Dans cette nuit qui enveloppe la création esthétique, singulièrement en peinture, on pourrait penser qu’on se serait perdu dans les ténèbres emporté dans le tourbillon d’une transe sans visage, les amarres rompues. Une cécité qui se meut telle une lucidité accrue dans le jailllissement de l’instant... Ainsi, devant ce que j’hésite à désigner sous le nom de triptyque ou même d’en parler comme d’une toile, je me dis, comme si je me parlais encore à moi même, comme si je ruminais, dans le secret de mon vrai silence, quelque chose qui cherche et redoute à se dire. C’est prodigieux, il n’est pas d’autre mot pour le dire,de parvenir littéralement à créer ces espaces stellaires dans l’espace même infiniment réduit de cette toile. Qui dit espace, dit lumière. Espace, lumière, temps de l’éternité. Et le prodigieux, oui le prodigieux pour notre plus grand bonheur ces météorites, ces fragments compacts sont saisis dans le continuum de leur chute incessante.. Il m’est arrivé d’écrire sur une feuille cartonnée, au hasard, une note pas si anodine que ca, matériau en attente : Mounat est tombée du ciel. Une pierre dans le jardin de la peinture et des arts plastiques.. Célébration de la pierre, célébration minimale sanctifiée ? Ce côté sacré est à souligner même s’il se perd dans des profondeurs abyssales. Dans une très belle étude Mohammed Chafik a élaboré une audacieuse hypothèse, quasiment subversive. Il aura démontré, données à l’appui, archéologiques, linguistiques, et historiques que, contrairement à la pensée courante, les pyramides auraient leur origine dans ces territoires avoisinant le sahara au temps de la préhistoire, des milliers d’années donc ; il aura en conséquence exploré ces tumulus, les Idebnan Bazinas, qui préfigurent l’architecture des pyramides... Il évoque les tas de pierres désignés en berbère, sous le nom de Ikerkerkum ; Ce qui est à retenir principalement, c’est le côté sacré de ces tumulus, de ces tas de pierres qui sont l’objet d’un culte. La sacralité peut se vivre selon un sens large et libre, sans être rivée à une signification dogmatique, d’ordre religieux. Je voudrais maintenant préciser, afin que nul n’en ignore, que ce triptyque n’est pas une pièce unique parmi d’autres travaux, comme on pourrait s’y attendre. L’ensemble de l’œuvre, composée d’une quarantaine de toiles, est parfaitement homogène, c’est à dire au sens propre du mot, de même nature, ici donc autour du même thème. Ce serait une sorte de cosmogonie sans ordre défini, éclatée en fragments, porteurs de traces d’un univers inconnu. Mais nous sommes en peinture bel et bien et non en présence d’on ne sait quelle vision astronomique...
Je peux parler maintenant de ce que je considère comme un pari admirable tenu par Mounat. Là où on s’attendrait à une répétition monotone, inerte noyée dans la grisaille d’une monochromie éteinte au point qu’on se dit la quasi impossibilité de rompre cet enfermement, soudain cela change... Regarder, circuler de toile en toile, marchant dans l’espace. Au hasard une toile en exemple. Trois pierres empilées à gauche, une au milieu, deux à droite distantes. Deuxième exemple ombre et lumière par trois, les pierres se téléscopent dans leur chute. On aimerait multiplier patiemment les exemples et du même coup le plaisir de cet enchantement. La variation subtile faite de lumière impalpable tient à ce que de toile en toile l’évolution de ces pierres dessinent autant de figures, de formes que ces pierres créent dans leur évolution.
Il est évident que Mounat ne part pas d’un projet préconçu, suivant une méthode, un chemin tracé à l’avance. Elle porte en elle même le rythme de la spontanéité créatrice. Et c’est le hasard dans toute la fécondité de l’imprévu qui domine. Mais Mounat s’en saisit, le maîtrise pour le plier à son désir dans l’instant du geste et du faire. Son intervention ne se limite pas à cela, ces météorites ne sont pas des pierres lisses, ils se couvrent d’une écriture faite de lacis, de craquelures comme s’ils étaient porteurs de traces d’un mystère lointain, incertain... C’est là l’achèvement de l’ensemble de l’œuvre qu’elle va présenter. Je voudrais dire enfin que ces quelques lignes, ce texte, sans se prendre la tête, est le fruit de ce dialogue constant, substantiel, nourrissant, entre Mounat, inséparable de sa peinture et le scribe que je suis, disons l’écrivain public chargé de dire son intérêt passionné, constant pour cette œuvre de peinture qui, dans sa vérité toute nouvelle fera date dans le cours de la peinture marocaine
Texte de Edmond Amran El Maleh