Je me souviens avoir vu les œuvres de Mounat Charrat lors de mon arrivée au Maroc, vers 2010. Cette première impression s’est basée sur ses peintures anti-gravité, les mises en scène—monochromes et grand format—de rochers suspendus dans un vide spatial. Les surfaces travaillées révèlent des fissures, autant de signes de la force dans la fragilité, des blessures cicatrisées, des fragments reconstitués comme des morceaux de puzzle. Son œuvre comporte certes un aspect métaphysique, mais son exploration matérielle est de nature tactile. C’est précisément ce qui m’interpelle dans le travail de Mounat : cette intersection de l’exercice mental et spéculatif qui s’entremêle avec l’expression corporelle, le geste.
J’ai eu la chance d’avoir appris à connaître l’artiste au cours de la dernière décennie ; ainsi, ma compréhension de son processus a évolué parallèlement à son propre processus d’expérimentation et de découverte. Des heures, des années de conversation ont révélé sa fascination pour la science, l’espace, la gravité et les météorites ; puis sa propre archéologie, ses lignées, ses nationalités et géographies cumulées. Les zones de convergence entre l’instinct, la matière autour, le détail intime.
Bien que l’introspection soit une source commune—voire même la source principale—de l’acte créateur, elle est souvent, dans les coulisses tel un processus naturel qui vise un autre objectif. Pour Mounat Charrat, le processus procédé dévoile l’intention ; elle se fie à son corps pour faire le tri de la memorabilia de sorte que l’esprit n’interfère pas.
Le titre de cette exposition fait référence à une capsule temporelle, que Mounat Charrat décrit comme « un court-circuit du passé-présent-futur ; de ce qui existe déjà, en ce moment même, puis projeté dans le futur ». Les œuvres sont achevées, mais leur présence et leurs sens sont en cours et interactifs, chacun informant l’autre et assumant d’autres contextes en interaction avec le spectateur. Dans le texte d’une installation, par exemple, l’artiste se confie au spectateur : « He asked me where do you come from ». Justement, les détails particuliers de l’artiste sont multiculturels, sculptés par des histoires et des oppositions territoriales. Ses grandparents—un résistant Amazigh, une réfugiée de la guerre civile espagnole en France, chef de tribu rifain—sont autant de personnages d’un roman de Tolstoï, ennoblis par leurs destins forgés par le moment et le lieu. Elle est marocaine, mais aussi espagnole, Amazigh, française. Comment peut-elle assimiler l’héritage de ses ancêtres et leurs vécus, tant ils sont différents de sa propre vie ?
Dépasser la surface afin de révéler quelque chose de plus profond : un jeu dans jeu. Il est aussi intéressant de constater que les œuvres de Charrat sont très matérielles ; il s’agit des strates, des accumulations de substance, ancrés dans de la matière solide. La pierre est un dispositif tenseur qui défie les lois de la gravité ; une pièce à compression qui encapsule le temps par l’énergie appliquée, et qui consolide ou fusionne les histoires multiples en dur, aussi dur que la pierre. Les « calligraphies » dansantes en bois sont d’apparence fuyante, légère, telles des écritures griffonnées sur un morceau de papier. Maintenant figées dans ce matériau naturel, suspendues, majestueuses. Un effet de densité émerge des gribouillis - ou couve sous la surface.
Il y a quelque chose qui couve, qui se voile, qui parfois émerge dans toutes ces œuvres. De minuscules voies ferrées disparaissent dans la pierre ou les nuages, des branches émergent du béton, des fragments de la nature comme une pensée qui effleure la langue, un peu hors de portée...
Suite à mes conversations avec l’artiste, et en contemplant son travail, je suggérerais que Charrat ne cherche pas à composer sa propre time capsule ; je dirais qu’elle creuse plutôt dans les couches sédimentaires, elle libère les déchets—d’émotion, de langue, de perceptions de l’autre—à la recherche des capsules qui n’ont jamais vu le jour.
Mounat Charrat parsème les éléments de jeu dans son travail, quelques devinettes—des chicanes, même—lancées par-dessus son épaule, avec un sourire et un clin d’œil pour nous montre qu’elle ne se prend pas trop au sérieux, que l’art n’est qu’une forme d’expérimentation. Il y a aussi dans son travail le motif fréquent de la pierre, à laquelle elle attribue des qualités quasi-humaines. Entre les jeux et les rochers, il règne un profond sens de l’ironie et de l’ardeur dans son atelier-laboratoire, où s’accumulent des objets ramassés au bord de la route et des fragments d’épaves, qui attendent désormais le moment où elle leur donnera un sens. Il y a de la méthode dans son extravagance.
Elle transforme les choses en autre chose, une luhà (tablette coranique) devient masque, un lambeau de toile renaît comme « une peau de rocher ». Ici le jeu est sérieux, et ses œuvres récentes sont le travail d’une artiste réfléchie à la recherche du sens des choses, et une connexion à sa propre histoire. Certaines études récentes dans le domaine de la transmission épigénétique transgénérationnelle apportent un nouvel éclairage sur l’évolution du comportement et de l’expérience individuelle qui se transfèrent d’une génération à l’autre. Ici, dans ce nouveau corpus de travail, Charrat canalise les messages reçus de ses propres ancêtres, le souvenir corporel de sa propre composition génétique.
La matérialité du de son travail est la manifestation physique de son processus de recherche. Construire, puis décomposer. Assembler la pierre et ensuite la casser, pour découvrir qu’elle contient réellement. Casser une chose veut dire la détruire, créer quelque chose de nouveau, en révéler la vraie nature ? Dans cet exercice, l’artiste aspire à une compréhension plus profonde de ses propres choix d’expression, et leur influence sur son patrimoine génétique (Rif Amazigh, Espagne, Chleuh Amazigh, France), ainsi que les impulsions artistiques étouffées de ses aïeules. Si elle a su construire un vocabulaire picturale tout au long de sa carrière, à l’heure actuelle elle réexamine son à travers le prisme de la connaissance héritée et de la mémoire corporelle.
Le deuxième volume d’un série d’ouvrages autobiographiques de Paul Auster, Excursions dans la zone intérieure, contient un chapitre qui partage le titre de cette exposition :
« Time Capsule ». Le chouchou des auteurs américains décrit ses souvenirs depuis l’enfance jusque l’adolescence, des moments qui l’ont marqué à jamais - un film, un morceau de musique ou un livre - présageant l’homme en devenir. Du haut de son perchoir, en tant qu’éminent auteur à l’apogée de son art, il revisite les moments qui se distinguent des autres ; jeune homme il ne pouvait pas imaginer lesquels seraient formateurs ou oubliés. L’artiste mûr cueille des fragments de sens de son vécu, donnant corps à un répertoire a posteriori d’évolution. Charrat se plie au même rituel, tirant les leçons non seulement de son passé à elle, mais aussi de celles qui l’ont précédé, composant un frappant langage visuel afin de porter le flambeau des énergies créatives non-abouties de sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère. Selon une théorie de l’historien américain Hayden White, l’histoire ne peut exister en vase clos, elle ne peut s’interpréter que dans un contexte d’emplotment, ou mise en intrigue. Mounat Charrat fabrique un vocabulaire plastique si particulier pour explorer les fragments de la vie, pour honorer son exceptionnel ascendance féminine, et à se projeter dans son propre avenir.
Mounat Charrat. Réduire à ses éléments.